CHANGEMENT DE DECOR * Nouvelle orientation

Lors de mon arrivée en France la guerre d’Indochine faisait rage. Les associations qui soutenaient le combat pour l’indépendance étaient interdites, dissoutes, parfois reconstituées sous d’autres noms, et dissoutes de nouveau. Quelques dirigeants furent inquiétés. Malgré leurs précautions, comme de fréquents changements de domicile, certains furent arrêtés et expulsés vers le Vietnam où les accueillait la police coloniale française. Mais, malgré la guerre, et même pendant les semaines où les combats de Dien Bien Phu tenaient toute la France en haleine nous n’avions jamais eu à subir d’actes hostiles de la part des Français que nous côtoyions – bien au contraire, souvent.

En ce qui me concerne, je suis arrivée en transfert de la Faculté de Pharmacie de Saigon vers celle de Paris. Il n’y avait pas de problème.

Premier logement: un Foyer tenu par des religieuses. Strict, ordonné, calme, parfait pour les études. Il fallait rentrer le soir à neuf heures. Au début, j’étais déconcertée, surtout à cause de la lumière: à 21h il faisait encore jour, grand jour, trop clair pour un couvre-feu!!  En fait, quand je devais rester après 21 h. on me donnait une clef, et je pouvais le faire souvent, aussi  souvent que je voulais.

Le temps de pointer à la Fac, de me pourvoir de ma carte d’étudiant, de passer l’examen médical, je trouve mes repères: le restaurant universitaire médico-social Boul’Mich’, où je prenais souvent mes repas parce que le médecin m’avait trouvée anémique et voulait me faire boire du lait, manger des steaks; la Sorbonne; et le noyau du Quartier Latin, les amphithéâtres où se donnaient les cours magistraux.

La première année de pharmacie – l’année de stage – il fallait étudier les plantes,les arbres – la botanique, en somme. J’ai passé le plus clair de mon temps au Jardin des Plantes et au Jardin du Luxembourg. Vous imaginez aisément l’atmosphère de ces jardins et le plaisir de telles études. Ce fut une période privilégiée, pour moi, hors du temps. Bien loin du tumulte des guerres et pas encore harcelée par les examens et concours.

Il fallait aussi se familiariser avec les médicaments et faire un vrai stage, travailler dans une pharmacie. Dans une grande pharmacie, rue Lafayette (elle est toujours là), j’ai passé des heures à préparer des onguents, remèdes divers, selon les ordonnances. J’appris à faire des tubes de crème en compagnie de deux préparatrices chevronnées. Elles me guidaient, elles me gâtaient, on riait,elles m’invitaient chez elles. La pharmacienne aussi m’invitait chez elle, sur les hauteurs de St. Cloud. La première fois où je passai le tunnel de l’Autoroute de l’Ouest je fus fortement impressionnée.

Il fallait aussi vendre des médicaments, bien sûr. Facile, en principe. Ils étaient rangés impeccablement sur des étagères, bien étiquetées par ordre alphabétique. Une petite échelle permettait d’atteindre facilement les étagères du haut.

Un jour je me trouvai seule dans la boutique. La pharmacienne était sortie, la préparatrice en chef occupée au labo. Arrive un Monsieur qui doit s’adresser à la seule personne disponible – moi. Il me demande doucement « S’il vous plaît, je voudrais des préservatifs ». Souriante comme il se doit, prenant l’air compétent d’une bonne vendeuse, je me dirige vers l’étagère et parcours deux fois, trois fois les rayons des P: Pa Pr… et ne trouve rien. Ennuyée, énervée de ne pas pouvoir accomplir une tâche aussi simple, je dois appeler:

« Mme. C, je ne trouve pas les préservatifs » dis-je tout fort, pour la faire sortir de derrière son labo. Elle sort en courant (je me demandais pourquoi elle se pressait tant) et en passant devant moi elle dit, en sourdine et pourtant d’un ton urgent « Je m’en occupe, je m’en occupe ». Comme je la suivais des yeux je m’aperçus que les joues du client étaient pourpres écarlates. On m’a expliqué après coup ce que c’était. Je pense que toute l’équipe avec la pharmacienne et sa famille aussi ont dû bien rire. Pauvre monsieur… Et moi, avec mon ignorance abyssale!

Mon année de stage s’est passée dans de bonnes conditions: les journées bien remplies, entre cours, jardins, bibliothèques et la pharmacie, et le soir souvent des réunions. Je ne sentais pas la nécessité de faire du tourisme ; mes   préoccupations se tournaient sans cesse vers mon pays, mes parents, ma famille et les problèmes.

A Saigon, j’avais laissé mon beau-frère Kiến, médecin, emprisonné à Chí Hòa où j’étais souvent allée en compagnie de ma sœur lui apporter des livres et des vivres, Mon esprit n’était jamais loin des problèmes des prisonniers politiques: il y en avait beaucoup parmi nos amis. Je pensais aussi constamment à ma famille dans le Nord. Les communications étaient malaisées. Il fallait quelqu’un en URSS ou en Europe de l’Est pour faire le relais. Et leur vie n’était pas facile. Je sentais le besoin de travailler dur pour pouvoir rentrer et aider…. Comment? je ne le savais pas encore, mais je travaillais dur.
 

J’avais choisi la pharmacie à cause du choix très restreint qui s’offrait au Vietnam, mais en me réveillant un matin je me dis: « Mais je suis à Paris maintenant, bien d’autres études s’offrent à moi. Je ne me croyais pas assez bonne en chimie pour devenir un vrai chercheur. Or, obtenir un diplôme de pharmacien juste pour vendre des médicaments et gagner ma vie ne m’intéressait pas. Un vaste horizon se présente à moi. Il faut changer, pas facile mais pas impossible. Alors il faut tout recommencer: 

Premier pas vers les études littéraires: la propédeutique.
Puis les 4 certificats requis pour la licence d’anglais,
et le reste viendra….

Puis un beau matin, je me dis que je ferais bien d’étudier aussi le russe et le chinois, pour
élargir le champ des compétences , pour être plus utile. Je m’inscrivis aux Langues O – mais après la première année, comme j’étais arrivée première en chinois comme en russe, je considẻrai que  cela me donnait l’excuse de laisser le chinois pour le moment afin de me concentrer sur le russe et l’anglais . La Sorbonne est bonne à ses étudiants, elle m’a accordé une bourse pour toute ma scolarité grâce aux notes obtenues.

Ce changement de cap, qui me préoccupait, bien sûr, coïncidait avec la fin de la guerre au Vietnam: Dien Bien Phu, investiture du Gouvernement Mendès-France, négociations pendant un mois, puis les Accords de Genève. Au Camp de Tours on en avait beaucoup discuté, certains déploraient la division du pays, d’autres faisaient valoir qu’elle ne devait être que temporaire. Pour moi, pesaient aussi les souffrances de la guerre, que j’avais vues de près; je disais que la paix est précieuse et je comptais, comme la plupart d’entre nous  sur les élections qui devaient amener la réunification.
 

Les accords de Genève apportèrent de grands changements privés et publics. Au Vietnam, mon beau-frère sortit de prison, et toute ma famille se retrouva à Hanoi. La correspondance directe devenait possible: les nouvelles s’accélérèrent. En France, les activités de l’Association pouvaient plus facilement se montrer au grand jour, et du coup devenaient aussi plus intenses. Liên Hiêp Viêt Kiêu (Association des Vietnamiens de l’Etranger) vit le jour. Nous continuions nos spectacles et chorales. Nous avions formé un grand orchestre dirigé par Dr. Nguyen Ngoc Ha. Nous présentions des chants et danses vietnamiens, et même :d’Europe centrale. Naturellement les danses de l’éventail et du chapeau, et même la difficile et spectaculaire danse des bambous. Il arrivait même que, faute de danseurs hommes, on me fasse endosser un rôle de danseur homme d’Europe centrale. Maquillée, en bottes et chapeau, je tapais fort du pied, en dansant, comme un paysan magyar. Ces spectacles connaissaient un joli succès.

Un jour, René Capitant – Gaulliste de gauche, grand juriste, universitaire, et bientôt contributeur à la Constitution de la Ve République, vint nous faire compliment à la fin du spectacle. La presse en parla, grand pliasir pour nous et bonne publicité.

Les camps de vacances nous permettaient de mieux nous connaître et aussi de mieux connaître la France. et nous participions aussi à des rencontres internationales. Un souvenir marquant: à une réunion en Angleterre deux jeunes Chinois sont venus me dire que Chinois et Vietnamiens  étaient « proches comme les lèvres et les dents ». Une seconde de réflexion et un petit sourire, et je fis une mise au point, demandant à mes gentils interlocuteurs de penser, de retour en Chine,  à garder cet esprit d’amitié et de veiller à ce que nos vieux conflits historiques ne resurgissent plus jamais!

En 1956 l’Association organisa dans les Pyrénées une réunion d’été particulièrement intéressante, le Camp d’Oredon. nous y étions plusieurs centaines, venus de toute la France. Il y eut beaucoup de spectacles, et surtout beaucoup de discussions. Trân Thanh Xuân, expulsé, revient comme Directeur de l’agence de presse vietnamienne.

Puis un groupe important de camarades sont  revenus travailler au pays . Dont moi, fin 1956. On m’a donné le choix de travailler à l’Université ou de joindre le Ministre des affaires Etrangères. Choix difficile. Après de longues réflexions, ce fut les Affaires Etrangères . Bientôt, lors de la visite du  chef d’état Bulgare j’ai pu utiliser mon russe tout neuf! Et surtout par la suite j’ai pu servir Bác Hồ, souvent lorsqu’on avait des visiteurs de langue anglaise. Bác Hô ne manquait jamais de faire offrir aux dames présentes  les fleurs qui embellissaient les salles de réceptions et j’éprouvais toujours une émotion lorsque Bác dit: »Chau đem tặng hoa cho cac bà đi », et que je tends une rose à une dame rougissante de plaisir.

Bác chaleureux et attentionné qui ressemblait bien à sa légende.

NGUYEN GI

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