Revue de presse /Procès de Trần Tố Nga

Sélectionnée par Francis Gendreau

19 janvier 2021
https://www.lemonde.fr

« Agent orange » : Tran To Nga, une femme en guerre contre les géants de l’agrochimie

Par Martine Valo

Cette Franco-vietnamienne au parcours d’exception poursuit devant la justice française Dow Chemical et d’autres firmes, pour avoir fourni à l’armée américaine des pesticides ultratoxiques déversés autrefois sur le Vietnam.

Des boîtes de médicaments sont dispersées sur la table basse devant le canapé. Un beau portrait de femme – sa mère – est accroché au mur à côté de la Légion d’honneur décernée en 2004 par Jacques Chirac. Côte à côte, plusieurs Bouddha et une statuette de la Vierge veillent sur le salon de Mme Tran, 78 ans. L’endroit n’a rien d’un QG de campagne. C’est pourtant d’ici, au rez-de-chaussée d’un immeuble tranquille situé dans l’Essonne, que cette grand-mère franco-vietnamienne, à l’allure frêle, livre l’ultime combat d’une vie d’une incroyable richesse.

Née en mars 1942, Tran To Nga grandit dans une Indochine qui s’oppose de plus en plus ouvertement au colonisateur français. A la demande de sa mère, très impliquée dans la lutte pour l’indépendance, l’intrépide fillette, francophone, porte bientôt des messages secrets dans son cartable d’écolière. Dans les décennies suivantes, elle s’engagera corps et âme dans la guerre au Vietnam.

« Tête de mule »

Le 5 janvier 1966, avec plus de 200 autres jeunes gens, elle s’élance à pied, à travers jungles et montagnes, sur l’interminable piste Truong Son rebaptisée piste « Ho Chi Minh », reliant sur plus de 1 000 kilomètres le nord au sud du pays. Son but : « libérer », avec ses compagnons communistes du Nord, la partie sud, dont les autorités sont soutenues par les Américains et leurs 180 000 soldats. « J’ai marché pendant quatre mois avec mon ballot “crapaud” sur le dos, assure-t-elle fièrement. J’étais toute mince alors mais en bonne forme, jamais malade, à la différence de mes camarades. » Elle vit des années dans le maquis, y accouche seule, puis elle endure la prison et la torture, enceinte à nouveau. D’autres épreuves l’attendent ensuite. Sans l’abattre. « Je suis une tête de mule. »

Le temps a filé. Déjà un demi-siècle. Chez elle, le téléphone sonne souvent. Sa famille l’appelle quotidiennement pour s’inquiéter de sa santé. Il y a aussi toutes ces marques de soutien liées à la cause qu’elle défend… Car maintenant que son passé aventureux s’éloigne et qu’elle vit entre ses deux pays, le Vietnam et la France, Tran To Nga défie d’autres adversaires : en 2014, elle a porté plainte contre Monsanto (absorbé depuis par l’allemand Bayer), Dow Chemical et quelques autres géants de l’agrochimie américaine.

80 millions de litres de défoliants toxiques

Le 25 janvier, après six ans d’escarmouches entre avocats, d’audiences de procédure, de reports, le tribunal judiciaire d’Evry-Courcouronnes (Essonne) doit se pencher sur le fond de l’écrasant héritage laissé par ces firmes lors de la guerre du Vietnam. Il leur est reproché d’avoir fourni aux troupes américaines de quoi polluer pour très longtemps une bonne part des terres de ce pays et de son voisin, le Laos.

En dix ans, de 1961 à 1971, plus de 80 millions de litres de défoliants toxiques ont été déversés depuis des avions et des hélicoptères sur plus de deux millions d’hectares de l’ancienne Indochine, afin de détruire la luxuriante végétation et d’empêcher ainsi les ennemis des Américains, les forces de libération du Sud Vietnam, de s’y cacher.

L’un de ces herbicides est mondialement célèbre ; c’est l’« agent orange », ainsi nommé en référence aux bandes de couleur peintes sur ses fûts de stockage. En dix ans, il en a été épandu 46 millions de litres. Les centaines de kilos de la dioxine qu’il contenait ont contaminé l’eau, la végétation ; le poison est descendu dans les sols, et s’est infiltré peu à peu dans la chaîne alimentaire – les légumes, les fruits, le lait, la viande… – semant la maladie et la mort pour des générations. Des milliers de villages en ont été aspergés ; entre deux et cinq millions de personnes y ont été exposées.

Puissant perturbateur endocrinien

A la fin de la guerre, bien des combattants – vietnamiens mais aussi américains – ont emporté cette malédiction chez eux sans le savoir, tout comme celles et ceux qui ont travaillé par la suite dans les zones contaminées, ou dans les sites où l’agent orange avait été stocké. Les cancers se sont multipliés chez les personnes ayant été en contact direct avec ce produit, puis chez leurs descendants.

L’herbicide est un puissant perturbateur endocrinien, connu pour s’accumuler dans les graisses. Les femmes le transmettent à leurs bébés en allaitant. Il est particulièrement nocif pour les enfants qui y sont exposés durant leur développement in utero. Aujourd’hui, à la quatrième génération, naissent encore des nourrissons atteints de lourdes pathologies, physiques et mentales. Ils viennent au monde hydrocéphale, privés de bras, dans l’incapacité de se développer, de se tenir debout et de marcher, sourds, aveugles, secoués de mouvements désordonnés, atteints de tumeurs externes… La proportion de fausses couches a explosé dans certaines régions après les années 1970. L’agent orange a déjà fait plusieurs millions de victimes, et nul ne sait quand les Vietnamiens auront fini de souffrir de cette guerre chimique.

« Demandez à la docteure Ngoc Phuong, elle a beaucoup étudié la question, elle avait des foetus dans des bocaux de formol », lance Tran To Nga en brandissant son téléphone. Au bout du fil, depuis le Vietnam, la médecin spécialisée en obstétrique et santé reproductive, désormais à la retraite, confirme. Au début de sa carrière, à la fin des années 1960, elle a été confrontée à de nombreux avortements spontanés et à des cas de malformations. « Mais j’étais trop jeune, je n’ai compris qu’à partir de 1975 ce qu’il se passait », témoigne-t-elle.

« Les familles cachaient les enfants lourdement handicapés. Le lien avec l’agent orange n’est vraiment apparu que dans les années 1990 », Alain Bonnet et Jocelyne Commaret du Village de l’amitié Van Canh

Depuis, l’information scientifique a circulé. Mme Phuong, devenue directrice de l’hôpital Tu Du de Hô Chi Minh-Ville, a publié ses recherches sur ce thème et s’est même rendue aux Etats- Unis pour présenter son travail. « Avant 1988-1990, on n’osait pas parler de l’agent orange aux familles pour ne pas les effrayer. Depuis, on les incite à pratiquer des examens suffisamment tôt pendant la grossesse pour agir si le foetus est gravement atteint. »

Dans les campagnes vietnamiennes, il a fallu des années pour comprendre. « Pendant longtemps, les familles cachaient les enfants lourdement handicapés comme s’ils étaient la marque d’un mauvais sort. Le lien avec l’agent orange n’est vraiment apparu que dans les années 1990 », rapportent Alain Bonnet et Jocelyne Commaret. Tous deux sont membres de l’Association républicaine des anciens combattants, qui oeuvre pour le Village de l’amitié Van Canh, près de Hanoi, l’un des centres où sont accueillis des vétérans malades et des enfants handicapés auxquels sont dispensées des formations.

En 1975, alors que « les vents incertains de la libération » se révèlent moins idylliques que prévu pour Mme Tran, celle-ci se voit confier diverses fonctions d’encadrement dans l’enseignement. Mais au fil des années, l’ancienne « résistante », qui dit ne pas être communiste, se sent « dans le collimateur » des autorités. En 1992, elle demande une retraite anticipée, monte une petite agence de voyages à destination notamment des anciens soldats français désireux de revoir « l’Indochine ». C’est à cette époque qu’elle s’implique dans des orphelinats, prend conscience des ravages de l’agent orange sur les enfants et réalise qu’elle- même en a été victime, à l’automne 1966.

Ce jour-là, un avion américain survole Cu Chi, centre stratégique des forces de libération, et déverse sur la zone une sorte de nuage blanc, une pluie gluante, un peu comme le ferait un Canadair. Tran To Nga se souvient de l’odeur âcre, de l’humidité et de la poudre qui l’a recouverte et fait tousser. « C’était déplaisant, très dégoûtant, témoigne-t-elle. A ce moment là, je rédigeais des articles d’actualité pour ma mère qui avait un poste important dans notre mouvement – présidente de l’Union des femmes de la libération de Saigon. Et puis, je me suis lavée, je n’y ai plus pensé, il se produisait tant d’événements en une journée de guerre… »

Cancer du sein, diabète, tuberculose… Les pathologies de Tran To Nga sont nombreuses. « C’est comme une preuve, ça peut servir pour le procès « , s’exclame-t-elle

Personne alors ne s’inquiétait d’un banal herbicide. « Nous étions tous convaincus que la nature renaîtrait une fois la guerre terminée », se souvient-elle dans sa biographie, Ma terre empoisonnée (Stock, 2016), écrite avec Philippe Broussard, journaliste au Monde. Ce n’est pas ce qui s’est passé. « Une drôle de végétation géante a poussé après, haute jusque-là, dit elle en levant la main au-dessus de sa tête. On appelle ça “l’herbe des Américains” ! » Les arbres dépérissent, déshabillés de leurs feuilles polluées. Tran To Nga s’est reproché d’avoir piétiné avec ses compagnons, dans des marécages, pleins de déchets de cette végétation toxique. Elle se dit aussi que c’est sans doute ce qui a causé, trois ans plus tard, la mort de sa première fille, Viêt Hai, âgée de quelques mois. « C’était un joli bébé, et puis quelques jours après sa naissance, sa peau a commencé à se détacher en lambeaux. Je ne pouvais pas la serrer contre moi car elle avait du mal à respirer. Les femmes du camp chuchotaient que c’était ma faute, une punition pour mes actes d’une vie antérieure… » L’ombre d’une blessure jamais refermée balaie son visage.

Par la suite, Tran To Nga a eu deux autres filles, et des petits-enfants. « Ma deuxième fille est asthmatique, précise-t-elle, il lui faut une machine à oxygène chez elle ; la troisième, née en prison en 1974, est devenue obèse sous l’effet de la dioxine, une de mes petites-filles est née avec des problèmes cardiaques. » Ses propres pathologies sont nombreuses : cancer du sein, diabète de type 2, hypertension, tuberculose, sans oublier une anomalie génétique, l’alphathalassémie, qui engendre de la fatigue. « C’est comme une preuve, ça peut servir pour le procès ! Et j’ai aussi un taux de dioxine dans le sang très élevé », s’exclame-t-elle.

Une bataille inégale

Elle sait cependant qu’il va lui falloir tenir le coup au tribunal. Il y aura sûrement un appel, et toutes sortes d’expertises, pour établir s’il y a bien un lien entre son état de santé et l’épandage de pesticides sur son pays natal. Mais pour toutes les victimes, l’ultime espoir de voir reconnaître leur préjudice repose sur cette décision de la justice française. Il n’y a plus d’autres poursuites engagées contre les firmes agrochimiques, qui avaient conscience de la toxicité des produits vendus à l’armée américaine. En 1984, les Etats-Unis ont accordé 180 millions de dollars à certains de leurs propres vétérans, eux aussi malades des pesticides maniés sans précaution pendant la guerre. Leurs anciens adversaires, eux, n’ont rien obtenu. L’Association des victimes de l’agent orange-dioxine du Vietnam (VAVA) a été déboutée par trois fois aux Etats-Unis, puis par la Cour suprême.

A Evry, la bataille s’annonce inégale et incertaine. Une vingtaine d’avocats devraient bénéficier de quatre heures au total pour plaider la cause des quatorze sociétés qui restent assignées dans cette affaire lors de l’audience du 25 janvier. Les défenseurs de Mme Tran en auront une et demie. « Dites bien que ce sont eux qui font tout : Amélie Lefebvre, Bertrand Repolt et William Bourdon. Ils travaillent sur mon dossier depuis des années, bénévolement ! », insiste cette plaignante hors du commun. « Lorsque je me suis lancée dans cette affaire, nous étions comme les trois mousquetaires, maintenant nous sommes des milliers dans ce combat », se réjouit-elle.

Du Vietnam, où elle est désormais reçue au plus haut niveau de l’Etat, jusqu’en France, où elle a inspiré aux jeunes gens du Collectif Vietnam dioxine l’organisation d’une session de trente- six heures d’affilée de témoignages et de performances diverses sur Internet, en août 2020, elle est désormais largement soutenue. « Souvent on me demande ce que j’attends de ce procès…, conclut-elle d’un ton grave. Si notre but était de gagner une grosse somme d’argent, ce serait peut-être une défaite. Mais si c’est de faire connaître le drame de l’agent orange dans le monde entier… alors avec ce procès pédagogique, unique, politique, historique, on peut avancer. »

21/01/2021
https://www.politis.fr

Des souffrances et des luttes toujours vives

Les ravages de l’agent orange ne concernent pas seulement les personnes touchées lors des épandages, mais aussi leur descendance, fait trop souvent méconnu. Les mobilisations écologistes actuelles contre l’agrochimie se sont jointes naturellement au combat des victimes.

Vanina Delmas

Comment continuer à mobiliser quand le drame s’est produit il y a soixante ans ? Cette question, aussi philosophique que pratique, se pose d’emblée pour la lutte contre l’agent orange, puisque les épandages de ce défoliant au Vietnam ont été effectués par l’armée américaine entre 1961 et 1971. Pourtant, les 9 et 10 août 20204, un événement en ligne consacré à ce sujet s’est déroulé pendant trente-six heures d’affilée, en direct, sur la page Facebook du collectif Vietnam-Dioxine. Au programme : débats, projections de films, concerts et performances réalisées par une quarantaine d’artistes.

Deux mois plus tard, le hashtag #Justice-PourTranToNga inondait les réseaux sociaux en soutien à Tran To Nga, qui attaque en justice quatorze firmes chimiques, dont Monsanto et Dow Chemical. La phase des plaidoiries, qui approchait alors (mais a finalement été reportée au 25 janvier), a donné une nouvelle dose d’énergie aux militants. Et le visage de cette Franco-vietnamienne qui fêtera bientôt ses 79 ans a permis d’incarner la lutte contre ce désastre qui semble si lointain, si complexe.

« La priorité du Vietnam a été centrée sur la reconstruction, après des dizaines d’années de lutte, mais le sujet n’a jamais été oublié. Et la question de l’agent orange est au cœur des actions militantes de l’Union générale des Vietnamiens de France (UGVF) depuis longtemps. Par exemple, depuis 1975, les victimes bénéficient de nos principaux projets d’aide comme les centres de rééducation fonctionnelle, les micro-crédits aux familles, etc. », expliquent Nguyen Van Bon et Nguyen Dac Ha, membres de l’UGVF. Pourtant, la méconnaissance ou l’ignorance de l’utilisation à outrance de l’agent orange sur les populations et de ses conséquences sur la santé et l’environnement reste encore le premier obstacle à dépasser, y compris auprès des Franco-Vietnamiens.

« Même ma famille au Vietnam ne savait pas et me demandait des informations. »

Kim Vo Dinh se souvient du choc ressenti au début des années 2000 lorsqu’il a découvert les ravages de l’agent orange. Membre de l’Union des jeunes Vietnamiens de France, il travaillait sur un projet en lien avec une association intervenant dans des régions au Vietnam où vivaient de nombreuses personnes handicapées, conséquence de ce produit toxique. En 2004, il propose aux associations déjà engagées dans ce combat, comme l’Association républicaine des anciens combattants ou l’Association d’amitié franco-vietnamienne, de former le collectif Vietnam-Dioxine pour médiatiser davantage cette catastrophe. « L’année suivante, le magazine Géo a publié un numéro spécial sur le Vietnam pour les 30 ans de la fin de la guerre. Chaque article montrait un pays complètement cicatrisé, pas une ligne n’évoquait l’agent orange », raconte Kim Vo Dinh. Le collectif profite de cette actualité pour organiser un rassemblement assez suivi, mais, après ce bruit médiatique ponctuel, les occasions manquent pour recommencer. Les bénévoles poursuivent les distributions de tracts aux manifestations du 1er Mai, sont présents à la Fête de l’Huma, lancent quelques appels à la solidarité… Mais la découverte de ce drame reste la plupart du temps suspendue au hasard.

Pour Léa Dang, c’était pour un devoir d’histoire alors qu’elle était étudiante en hypokhâgne.

« Découvrir l’existence de l’agent orange m’a retournée car, malgré mes origines vietnamiennes, j’ignorais quasiment tout. J’ai aussi pris conscience de l’énorme vide médiatique autour de cette problématique, et cela m’a révoltée. Deux ans plus tard, je partais en photoreportage rencontrer des victimes de l’agent orange au Vietnam. » À son retour, la jeune femme s’investit auprès de Tran To Nga (rencontrée grâce à son interprète au Vietnam, qui est l’une de ses amies d’enfance) et au sein du collectif Vietnam-Dioxine. « Le travail que nous fournissons est vital pour la mémoire collective, car même ma famille au Vietnam ne savait pas, me demandait des informations », s’indigne Léa Dang, aujourd’hui journaliste.

Au fil des années, l’opinion publique et les médias s’intéressent de plus en plus aux pesticides, à l’emprise des géants de l’agrochimie et aux manigances des lobbys pour dissimuler les effets de leurs produits présentés comme révolutionnaires. Le collectif Vietnam-Dioxine s’implique dans les marches contre Monsanto – l’un des producteurs de l’agent orange – et décide de se focaliser sur la responsabilité des entreprises et de clamer plus fort que ce n’est pas un combat du passé, car les conséquences sur la santé se transmettent de génération en génération.

Une lutte liée à celle pour la reconnaissance de la notion d’écocide,

La conscience écologique grandissante depuis 2017 donne un nouvel élan au collectif et les profils des bénévoles se diversifient. « Nous avons réussi à lier la mobilisation contre l’agent orange aux luttes contre les pesticides, pour la justice environnementale, contre le chlordécone aux Antilles, pour la reconnaissance de la notion d’écocide… » détaille Tom Nico, ingénieur énergie-climat et militant de l’association Avenir climatique. De nouvelles alliances essentielles, sans oublier les soutiens de toujours. « Les différentes générations se complètent : les jeunes sont très efficaces pour la communication, les réseaux sociaux ; les aînés ont d’autres contacts, notamment parmi les élus, qui peuvent soutenir nos actions, nos tribunes, etc. », poursuit-il.

En 2020, la mobilisation s’étoffe encore à l’approche du procès. Les nouveaux bénévoles n’ont pas forcément de liens intimes avec le Vietnam. Sophia Olmos a entendu parler du sujet alors qu’elle était engagée dans le mouvement climat. Touchée, elle a proposé son aide pour les mobilisations de l’année et a fini par y consacrer beaucoup de temps. Elle est persuadée qu’« informer reste la priorité » : « Cela permettra de lever des fonds pour aider les victimes, mais aussi de financer les procédures judiciaires qui pourraient voir le jour, analyse l’étudiante en droit de l’environnement. Et de plus en plus de personnes seront touchées, s’engageront et alimenteront ce cercle vertueux. » Des forces vives indispensables car le collectif – qui envisage de se structurer en association – souhaite créer un réseau de chercheurs pluridisciplinaires (santé, histoire, droit, etc.), intervenir dans les établissements scolaires et recueillir les témoignages de personnes franco-vietnamiennes pouvant être des victimes de l’agent orange qui s’ignorent.

25 janvier 2021
https://www.nouvelobs.com

Agent orange : le procès historique de Tran To Nga contre l’industrie agrochimique

Quatorze multinationales agrochimiques ayant fourni l’agent orange à l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam seront appelées à la barre.

Par Margaux Otter

C’est le procès du premier écocide de l’histoire. C’est aussi le dernier combat de Tran To Nga. Le procès contre « l’agent orange », un herbicide qui a empoisonné des millions de personnes pendant la guerre du Vietnam, débute ce lundi 25 janvier au tribunal d’Evry.

L’Académie nationale des sciences des Etats-Unis estime qu’entre 1964 et 1975, 80 millions de litres de cet herbicide ultra-puissant ont été déversés sur le Vietnam et le Laos par les Etats- Unis. L’objectif : anéantir la forêt où se cachaient les combattants Vietcong et détruire les récoltes.

Selon un rapport de l’Unesco, les épandages d’agent orange ont détruit quatre cent mille hectares de terres agricoles, deux millions d’hectares de forêts et cinq cent mille hectares de mangrove, soit 20 % de l’ensemble des forêts sud-vietnamiennes. Un désastre écologique.

Ce défoliant toxique serait également à l’origine de milliers de cancers et de pathologies chez les personnes ayant été en contact avec le produit, mais aussi chez leurs enfants et petits- enfants. Car la dioxine contenue dans l’agent orange a contaminé les sols, l’eau et la végétation. Et ce pour des générations.

Au total, ce sont entre 2,1 et 4,8 millions de Vietnamiens qui ont été directement exposés. Parmi eux, Tran To Nga, bientôt 79 ans, Franco-vietnamienne.

14 multinationales à la barre

En 2014, elle décide de porter plainte contre 14 multinationales agrochimiques ayant fabriqué ce produit phytosanitaire. Après dix-neuf reports d’audience, Tran To Nga voit son combat avancer. A partir de ce lundi 25 janvier les firmes comparaîtront à la barre des accusés. Entre autres, Bayer-Monsanto ou encore Dow Chemical.

A l’audience, les conseils des multinationales mises en cause ont plaidé l’incompétence du tribunal d’Evry pour traiter de ce dossier. Arguant que ces sociétés « agissaient sur l’ordre d’un Etat et pour son compte », le conseil de Monsanto, Me Jean-Daniel Bretzner, a fait valoir à l’AFP que la juridiction française n’était pas compétente à juger de l’action d’un Etat étranger souverain dans le cadre « d’une politique de défense » en temps de guerre.

« Je n’éprouve pas de haine. Je souhaite simplement que le crime soit reconnu et que la justice soit faite », a expliqué Tran To Nga, lors d’une conférence de presse organisée par son collectif de soutien, Vietnam-Dioxine, le 21 janvier. Celle qui est maintenant une vieille dame a fait de la lutte contre l’agent orange le « dernier combat de sa vie ».

« Quatre malformations au cœur »

Née en 1942 dans ce qui est encore l’Indochine française, Tran To Nga rejoint après ses études le mouvement indépendantiste du Nord du Vietnam, dont l’objectif est de libérer la partie Sud, soutenue par les Américains. Elle a 22 ans. Lors d’une mission près de Saigon, en 1966, elle entend le bruit d’avions. « Je suis montée et c’est là que j’ai reçu le poison. »

Les conséquences sont lourdes pour Tran To Nga : cancer du sein, diabète de type 2, taux de dioxine élevé dans le sang, hypertension, tuberculose, anomalie génétique… Mais sa descendance porte aussi des séquelles de sa contamination. Sa fille aînée, Viêt Hai, née trois ans après, décédera âgée de seulement quelques mois. « Elle avait quatre malformations au cœur, elle ne pouvait pas survivre », explique Tran To Nga. Ses deux autres filles sont aussi porteuses de malformations, ses petits-enfants ont des problèmes de santé.

Pourtant, Tran To Nga s’estime « chanceuse ». « Moi, je peux vivre et vous parler. Mais j’ai rencontré d’autres victimes, au Vietnam ou aux États-Unis. Et je pense que si je pouvais  inviter nos juges ou les avocats de la partie adverse à les rencontrer, ils n’auraient plus le cœur à défendre des criminels. »

Faire jurisprudence pour l’écocide

Les multinationales ont bien tenté de proposer un accord amiable à Tran To Nga. Qu’elle a refusé. Soutenue par de nombreuses associations, Tran To Nga espère que ce procès fera jurisprudence et contribuera à créer un crime international d’écocide. En France, il pourrait aider les victimes de la chlordécone dans les Antilles ou encore du glyphosate.

« Aujourd’hui en France naissent des enfants sans bras, ni jambes, victimes du glyphosate et des pesticides. Leurs souffrances et les séquelles de ces poisons sont identiques », affirme Tran To Nga, qui souhaite ouvrir la voie à toutes les victimes de ce que l’on appelle les « pollutions diffuses ». En cas de victoire, la jurisprudence reconnaîtrait en effet la responsabilité de ces grandes firmes dans l’atteinte à la vie des personnes et de l’environnement.

Ce lundi, le combat de fait que commencer pour Tran To Nga. Un combat de David contre

Goliath, car les entreprises sont défendues par une armada d’avocats. Mais cela ne lui fait pas peur. « Alors que le procès approche, je ressens de la sérénité, de la conviction et de l’espérance. Je suis prête à y consacrer les dernières années de ma vie. »

27.01.2021
https://www.sciencesetavenir.fr/

Visioconférence sur YouTube : l’Agent Orange en procès

Par Bernadette Arnaud

Jeudi 28 janvier 2021, de 11h30 à 13h, une visioconférence sur Youtube, sous la direction de Pierre Journoud, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, reviendra sur les « Conséquences de la Pollution environnementale par l’Agent Orange » et les pesticides (PAGOPI), en vue de dresser un premier bilan des connaissances sur l’actuelle situation sanitaire au Vietnam, au Cambodge et en Thaïlande.

Il y a sept ans, en 2014, Tran To Nga, une Franco-vietnamienne aujourd’hui âgée de 78 ans, intentait un procès contre la multinationale américaine Monsanto et une quinzaine d’autres entreprises ayant produit et commercialisé des défoliants pendant la guerre du Vietnam, dont le terrible Agent Orange.

La très toxique dioxine

Lundi 25 janvier 2021, après une longue interruption, ce procès a repris son cours au tribunal d’Evry (Essonne). Une procédure inédite sur le sol français, pour celle que l’on qualifie souvent de « plus grande guerre chimique » de l’Histoire. Une loi de 2013 donne en effet à un ressortissant français la possibilité d’intenter une action en justice pour des faits commis hors de l’Hexagone. Rappelons que l’épandage de millions de litres d’Agent Orange déversés par l’armée américaine au-dessus du Vietnam était ceux d’un mélange de deux composés chimiques, de l’acide 2,4-dichlorophénoxyacétique (2,4D) et l’acide 2,4,5- trichlorophénoxyacétique (2,4,5-T), ce dernier produisant la très toxique dioxine (TCDD). Outre les nombreux morts, l’utilisation par les Etats-Unis de défoliants ont entraîné quantité de cancers (lymphomes, sarcomes), morts néonatales et malformations congénitales dues aux dioxines contenues dans ces défoliants dont Mme Tran To Nga et ses propres enfants ont été les victimes. 80 millions de litres d’herbicides ont été déversés au-dessus du Vietnam. On estime entre 2,1 et 4,8 millions de personnes directement touchées. Y compris des soldats américains. 100.000 anciens GI auraient en effet été atteints de cancers liés aux expositions aux agents chimiques.

En marge de ce procès, jeudi 28 janvier 2021, de 11h30 à 13h, des enseignants-chercheurs en histoire, médecine et anthropologie, impliqués dans le programme de recherche interdisciplinaire sur les conséquences de la Pollution environnementale causée par l’Agent orange et les pesticides utilisés dans la Péninsule indochinoise (PAGOPI), participeront à une visioconférence* en présence de Mme Tran To Nga.

Une rencontre qui s’adresse aussi à un large public

Animée par l’historien Pierre Journoud, co-pilote du programme, cette rencontre résolument scientifique s’adressera également à un large public. Elle sera l’occasion de revenir en détail sur l’usage des herbicides et défoliants chimiques comme armes. Pendant une décennie en effet, entre 1961 et 1971 et sans discontinuer, tout une partie du couvert végétal du Vietnam méridional a été arrosé par ces agents toxiques, l’objectif étant de priver les forces communistes en lutte contre le régime sud-vietnamien, de cette protection naturelle. Ceci pour faciliter les frappes aériennes, interdire toute récolte de riz, détruire les convois de ravitaillement et affamer les troupes. La piste Ho Chi Minh, un réseau de routes et de chemins utilisés par les combattants, a également été arrosée dans sa partie laotienne autant que Cambodgienne, alors que ces deux pays n’étaient pas directement impliqués dans le conflit.

Malgré le bannissement des armes chimiques depuis 1925, les premiers tests d’herbicides utilisant la dioxine ont pourtant eu lieu au Vietnam. Un agent dit rose a d’abord été utilisé dès 1961. Un agent bleu, en 1962. Entre 1962 et 1965, 1,9 million de litres d’agent pourpre ont aussi été déversés. Les appellations de l’arsenal chimique provenaient de la couleur des étiquettes des bidons de défoliants ! C’est sous l’administration Kennedy et l’opération baptisée

« Ranch hand » -ouvrier agricole- que l’objectif s’est élargi à l’anéantissement des récoltes de l’adversaire pour l’affamer. Pour ce faire, la priorité a été donnée, à partir de 1965, au plus redoutable des herbicides : le tristement célèbre agent orange. Il  a été pulvérisé sur les forêts

du Vietnam au cours de 10 000 missions aériennes jusqu’en 1971. Des chiffres connus grâce aux archives militaires américaines auxquelles ont eu accès des chercheurs et où chaque mission d’épandage -par avion ou hélicoptère- était détaillée tout comme les objectifs consignés dans les carnets de bords des pilotes. Aujourd’hui, les effets durables et catastrophiques de ces épandages se font toujours sentir y compris sur la troisième et quatrième génération de victimes.

En 1984, 20.000 anciens soldats américains ont réussi à faire condamner Dow Chemical et Monsanto aux Etats-Unis à hauteur de 180 millions de dollars. Au Vietnam, les populations civiles, elles, attendent toujours. « Les visioconférences organisées à partir du jeudi 28 janvier 2021 et jusqu’en juin, visent à dresser un premier bilan et faire connaître les recherches concernant cet épisode dramatique de la guerre du Vietnam auprès du public, mais aussi à mieux comprendre les conséquences de l’usage des pesticides dans l’agriculture des pays de l’Asie du Sud-Est, pour mieux prévenir de futures catastrophes sanitaires dans cette région martyre comme ailleurs dans le monde », a expliqué à Sciences et Avenir l’historien Pierre Journoud. * visioconférence sur YouTube http://www.mshsud.tv/spip.php?article1017

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :